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Eloge de l'anormal : de la vertu des profils atypiques, pionniers, créatifs

Photo du rédacteur: Jérémy DabadieJérémy Dabadie

En Chine, il est admis d'apercevoir des passants marcher à reculons. Cet exercice fait partie de la médecine traditionnelle. Essayez de faire la même chose à Paris ou à Limoges. Le comportement est le même mais le contexte dans lequel il s'inscrit a changé. Ainsi, l'acte du marcheur est devenu anormal et présentera plus de chances d'être perçu négativement. Ce qu'il porte, les vertus pour le corps qu'il engendre, demeurent pourtant identiques.

Comme un chinois en France, il me semble porter une forme de décalage depuis l'enfance. Jusqu'à l'adolescence, cela ne me posait pas problème. Qu'est-ce qui a changé ensuite ? Devenant adulte, je prenais la mesure de l'importance des normes. J'en avais depuis longtemps conscience bien sûr, mais elles restaient jusque-là loin de moi. Soudainement, j'admettais qu'il allait me falloir m'y adapter. Je m'imposais de me conformer à certains standards, comme autant de garanties d'une existence sécurisée, viable.

Cet équilibrage se fait, pour beaucoup d'entre nous, de manière inconsciente. Sans que nous ne questionnions réellement la nature de ces normes sur lesquelles nous nous alignons. Et puis un jour, pour certains dont je fais partie, un grain de sable vient se glisser dans le rouage des routines. Parce que nous vivons un événement personnel, parce que nous lisons un article de journal, une nouvelle question apparaît : pourquoi je fais ça ?

Un élément qui nous paraissait établi, ne l'est plus. L'adaptation à telle ou telle norme devient plus difficile, plus coûteuse, parce que nous n'en saisissons plus le sens.


C'est l'irruption de notre singularité dans nos vies, ses bourrasques imprévisibles. Nos élans spontanés, nos rêves enfouis commencent à remonter à la surface. C'est le temps de la contradiction, des dilemmes, parfois : quitter la sécurité d'un job pour une passion ? N'est-ce pas insensé ? On peut dans ces moments, se sentir particulièrement déstabilisé. Inadapté, plus capable de nous accommoder d'une existence qui a, sur le papier, tout pour nous satisfaire. Et pourtant, cette passion, que nous vivions avec joie étant plus jeunes, est parfois la même que celle que nous souhaiterions poursuivre aujourd'hui. Là où il n'y avait que plaisir, s'ajoute devenus adultes, le stress face aux attendus de l'existence (gagner sa vie, subvenir aux besoins de sa famille...) et le poids des normes que nous avons intériorisées entre-temps. Le pragmatisme, par exemple. Tout cela n'est pas sérieux. Ainsi, nous pouvons nous sentir coupables de porter nos rêves. Serre les dents. Tu n'es pas un gamin. Sois réaliste. Et si nous n'y arrivons pas, nous nous sentons inadaptés aux attendus du comportement normal d'un individu en société. Vu sous cet angle, nos particularités nous alourdissent. Quel dommage, quand c'est peut-être là que se cache notre raison d'être au monde. Mais au fait, c'est quoi un comportement normal ?

I - Normal & anormal : définitions et réflexions


Comportement normal :

Un comportement conforme à une norme.


Norme :

  • Elle peut désigner ce qui est conforme à la majorité des cas : c'est la norme statistique. Le comportement normal correspondra donc au comportement moyen observé au sein d'un groupe d'individus.

  • ET ce qui est attendu, ce qui doit être : c'est la norme sociale. Le comportement normal sera celui jugé idéal dans l'environnement culturel de l'individu.


Comment définir ce qui n'est pas normal ? La psychologie, la médecine, le nomment parfois pathologique. Ce qui est anormal, hors des normes sociales, serait-il donc nécessairement pathologique ? Quelle serait la frontière entre le normal et l'anormal ?


En 1943, Georges Canguilhem, médecin et philosophe, écrivait un essai sur Le normal et le pathologique. Révolutionnaire pour l'époque, ce texte continue de faire référence tant la lisière entre les deux notions semble floue. Canguilhem propose parmi d'autres idées, de distinguer l'anormal et l'anomal. Accrochez vos baskets, je vous explique la différence !


Anomal :

C'est l'exceptionnel vis-à-vis de la norme statistique. L'anomal résulte de l'observation, neutre (d'un comportement qui s'écarte de la moyenne).


Anormal :

C'est le manquement au respect de la norme sociale. L'anormal est le fruit d'un jugement, négatif (vis-à-vis du comportement qui s'écarte de la norme).

Un jugement normatif, d'un groupe souhaitant conserver son intégrité en désignant ses vilains petits canards. Canguilhem s'oppose à cette normativité et déclare "qu’en matière de normes biologiques c’est toujours à l’individu qu’il faut se référer."


 Autrement dit, il n'existe pas de référentiel absolu pour décider de la normalité d'un comportement. Le normal, selon Canguilhem, serait personnel et là-encore, subjectif. Un comportement peut paraître surprenant, mais s'il n'engendre pas de souffrance ni pour l'individu, ni pour le collectif, en quoi poserait-il problème ?


Sa thèse me semble éclairante. Elle permet de décoller l'exceptionnel de l'inadéquat. De distancier la valeur de l'acte individuel du jugement social. S'il n'y a pas de souffrance, ni de dommage pour l'Autre ou le commun, il n'y a pas de problème à ce qu'un comportement soit profondément hors-normes. J'irai plus loin, en disant que l'expression de la singularité chez un individu, peut se placer au service de son mieux-être et de sa bonne contribution au collectif. Aussi bien, lorsque sa singularité est éloignée des standards sociaux.

Le paradoxe se situe ici. Plus la singularité se déploie, plus l'écart à la norme risque de s'accentuer. Cet écart à la norme est souvent source de stress, d'autocritique, de souffrance. Et le comportement porteur potentiel de mieux-être devient problème, alors que c'est le regard que nous portons sur lui qui nourrit le problème. Nous intériorisons la norme sociale et nous jugeons à sa lumière. Pour un temps ?


II - Naviguer hors sentiers : l'exigence du devenir soi


S'affranchir d'une partie de ces normes pour permettre le déploiement de sa raison d'être, se fait rarement dans un confort total. Encore moins, si l'on estime que nous sommes entrés dans une société de la norme et de l'évaluation, comme la présente Roland Gori (psychanalyste et professeur émérite de psychologie et de psychopathologie clinique à l'université Aix-Marseille). Si bien que pour beaucoup, il sera préférable de taire une partie de soi, au bénéfice d'un plus grand confort social & psychique.


Ainsi, le retour à un mieux-être lorsque l'on souffre de se sentir en écart à la norme peut se faire par deux stratégies : en réduisant ce dit-écart, ou bien, en l'assumant, en valorisant sa différence et son rapport au monde. Il n'y a pas de règle ici sur ce qui serait souhaitable. La décision appartient à chacun, selon le moment de vie et la boussole personnelle. Je me centre ici, sur la seconde stratégie, car elle parle le plus souvent des personnes que j'accompagne, à écrire leur Manifeste, notamment.


Lorsque l'on décide de faire un pas de côté vis-à-vis des rails du normal, la solitude n'est jamais loin. Le vertige de naviguer hors-piste peut se faire sentir. Nous pouvons nous sentir plus seuls qu'auparavant face à nos décisions. Nous n'avons plus de mode d'emploi. C'est à la fois gage d'une immense liberté, mais aussi la source d'une responsabilité nouvelle. Ce sentiment de solitude n'est pas une fatalité. Se relier au collectif, aux Autres, tout en traçant une voie singulière, se vit étape par étape. Tracer sa voie est un acte créatif et je propose donc de suivre la même hygiène que celle dont peut avoir besoin l'artiste.


Dans les premiers temps de connexion à sa singularité, il me semble judicieux de s'entourer de soutiens (accompagnant, amis, mentors, groupes, auteurs) et de se tenir un temps à distance des sources de critique. Le déploiement de cette singularité est un élan souvent sensible, que nous avons, je crois, la responsabilité de préserver.

Une fois que vous vous sentirez suffisamment soutenu, il deviendra imaginable de poser quelques actes d'affirmation de votre créativité personnelle. Pas-à-pas. Il n'est pas nécessairement besoin de changer de métier si vous souhaitez écrire. Commencez peut-être par emménager votre emploi du temps. Démarrez peut-être par l'écriture d'une nouvelle, avant de vous lancer dans celle d'un roman.


Prenez confiance en votre art, votre pratique, votre geste, tant que vous n'aurez peut-être pas suffisamment confiance en vous. Croyez en ce qui vibre en vous, avant de croire en vous-même. Émerveillez-vous de ce qu'il y a de magie dans ce que vous découvrez. De ce qu'il y a de plus grand que vous dans votre ouvrage. Votre rôle est de vous y rendre disponible. D'être suffisamment clair pour cela, puis de souffler sur les braises de cet univers caché qui sommeille-là. Plus on découvre ce particulier en soi, plus on se retire du même coup, au service de la contribution à la grande partition.


Comme le disait Milan Kundera, à peu près en ces termes : Si un roman n'est pas un peu plus intéressant/intelligent que son auteur, c'est que l'auteur est passé à côté de ce qu'il devait écrire.

Bien sûr, il n'y a pas de notice toute faite pour tracer une trajectoire singulière. Chaque parcours, chaque contexte diffère.


III - Cultiver l'anormal : une vertu pour le collectif


Dans Sapiens, Yuval Noah Harari nous rappelle que le soudain développement du volume de la boîte crânienne chez l'Homme résulte d'une stratégie surprenante. Le pragmatisme aurait pu mener la lignée humaine à continuer de développer ses aptitudes physiques, pour concurrencer au mieux les autres animaux, la plupart plus forts que lui à l'état naturel. Pourtant, c'est sur le cerveau que la survie a été misée. Ce cerveau, sans lequel je ne rédigerais pas aujourd'hui cet article sur ce bijou de technologie accessible. Ce cerveau, qui pour le meilleur et pour le pire, nous a permis de dominer la chaîne alimentaire au sein de laquelle nous étions des proies. Ce pari, anormal, s'est inscrit sur une vision long-terme et a assuré notre survie.


À court-terme, les visions nouvelles, pionnières, inquiètent pourtant. Le groupe cherche à maintenir son intégrité par un mécanisme de régulation, de rééquilibrage : l'homéostasie. Ce contrôle vise à sa survie. Dans une société où les normes sont de plus en plus présentes, je préfère parler d'hyper-contrôle. À mon sens, cet excès présente aussi ses dangers pour la viabilité du collectif. Elles gênent l'apparition d'élans atypiques, anormaux, tout aussi indispensables à sa préservation. L'hyper-normalisation gênent leur apparition, car la norme étouffe la créativité, l'expression du supplément d'âme, indispensable pour imaginer de nouveaux possibles, pour explorer d'autres voies utiles au collectif.


Je ne prône pas un chaos créatif permanent. Nombreuses sont les normes qui me semblent vertueuses, profitables au collectif. La ponctualité. Les formules de politesse. Le respect de l'espace privé. Toutes participent du contrat social et ont à cœur de favoriser l'harmonie de la vie d'un groupe. Mais il existe certainement un juste milieu entre une déconstruction totale et une normalisation galopante (via les process d'entreprise, le vocable aseptisé, la communication répondant aux algorithmes de l'IA...) limitant l'expression des particularités en ce qu'elles mettraient en danger la cohésion collective. Ce qui m'aide à trancher pour évaluer la valeur d'une norme est la question suivante : au service de quoi, cette norme se place-t-elle ? D'un intérêt collectif, ou de l'intérêt de quelques individus, qui empièterait globalement sur le bien-être collectif ?


Gérer, rêver. Normal, anormal. Nous avons besoin de ces deux dimensions, elles trouvent leur équilibre dans notre aventure collective. Il n'y a pas de parcours absolument mieux qu'un autre : le tout est que chacun soit à sa place.


Ce que vous portez en vous ne saurait être perdu. Ni vous, ni nous, n'en sortirions grandi. Le chemin n'est pas toujours facile. Mais parce qu'il est le vôtre, il porte en son cœur le sens, l'éclat lumineux dont vous aurez parfois besoin dans les moments de doute.


Bonne route et à bientôt,


Jeremy Dabadie

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